Le petit ensemble rouge
Il ne me reste que trois traces de la toute petite enfance de ma mère : le souvenir d’un petit ensemble en laine rouge, une photo un peu floue et une chanson.
La Marion sur son prunier, secouait ses prunes (bis)
Secouait ses prunes de ci, secouait ses prunes de là,
Secouait ses prunes.
Elle qui me racontait beaucoup n’en savait pas plus.
Sa nourrice, qui l’avait élevée de sa naissance à ses trois ans, vivait aux Martres-de-Verre dans le Puy-de-Dôme. C’est elle qui a pris la photo, certainement destinée à son père. C’est elle qui lui a appris la chanson. Est-ce elle qui a tricoté le petit ensemble en laine rouge ?
Ma mère se souvient très bien qu’un jour d’automne 1935 alors qu’elle portait ce petit ensemble, son père l’a installée dans la remorque de son vélo et l’a emportée vers sa nouvelle vie, au jardin d’enfants de la pension Michelin, La Peyrouse à Billom.
Seule son arrivée à la pension reste marquée dans sa mémoire. Comme si sa vie commençait à cet instant.
Les sœurs qui s’occupaient du jardin d’enfants l’ont accueillie avec bienveillance puis l’ont placée sur une table lui demandant de chanter : « La Marion sur son prunier ». Pendant ce temps, elles lui enlevaient son petit ensemble de laine pour la revêtir de l’uniforme de la pension. La petite était contente de chanter et ne s’est pas rendue compte que son père repartait discrètement sans elle (elle me disait : foutait le camp!).
Quel sentiment pouvait ressentir cette toute petite fille, coupée de tout ce qu’elle avait connu jusque là ? Je ne peux m’empêcher d’y penser avec angoisse.
Plus tard, elle reverra son petit ensemble rouge porté par sa nièce, de 2 ans sa cadette.
Durant 12 ans, elle portera l’uniforme de la pension, chaque année un peu plus grand. Pendant la guerre, cette tradition sera assouplie car il fallait bien utiliser la laine ou le tissu qu’on pouvait avoir sans exiger le bleu marine réglementaire. Mais ce n’était pas souvent du neuf : les vêtements passaient d’une plus grande à une plus petite.
En 1947, elle était devenue une grande adolescente et son départ de la pension a été programmé. Mais elle ne possédait rien. C’est pourquoi les sœurs se sont organisées pour lui fournir un trousseau. Elle se souvient seulement de deux robes qui avaient été cousues spécialement pour elle. Elle est partie également avec quelques photos, traces d’une époque durant laquelle elle s’est sentie protégée et entourée à défaut d’être aimée.
Elle me disait :
– J’ai été heureuse parce que je suis restée tellement longtemps que tout m’était familier. Puis, j’ai rencontré des personnes (une Sœur, une Institutrice, la Supérieure…) qui ont beaucoup compté pour moi.
Plus tard, dans les cinq années qui ont suivi, la vie a été rude et cruelle pour ma mère. Elle pensait alors avec nostalgie à sa pension de La Peyrouse.
Et puis elle m’a raconté encore et encore. Jamais je ne m’en lassais, même si les anecdotes étaient souvent les mêmes. En lui prêtant mon attention inconditionnelle, j’avais le sentiment d’apaiser un peu ses blessures enfouies.
Samedi 12 décembre 2020